DES APPLICATIONS TRANSFÉRABLES
Entrevue avec Alexandre Le Bouthillier
Cofondateur et directeur des opérations, Imagia
Imagia est une société québécoise qui œuvre dans la lutte contre le cancer grâce aux dernières percées en intelligence artificielle.
LE PLUS GROS LABORATOIRE D’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE AU MONDE
Selon vous, à quoi ressemble cette vigueur québécoise dont on parle de plus en plus?
Nous avons eu la chance d’avoir chez nous trois gros joueurs qui ont initié des avancées en IA, dont le Montreal Institute for Learning Algorithms. Le MILA est devenu l’Institut québécois de l’intelligence artificielle, qui est maintenant constitué en OBNL (organisme à but non lucratif). Je fais partie du conseil d’administration. Cet institut regroupe plus de 200 chercheurs de renommée mondiale. C’est le plus gros laboratoire d’IA au monde. L’une de ses priorités est la santé. Il va déménager prochainement dans la cité de l’IA pour continuer de grandir. D’ailleurs, Imagia sera également logée à la même adresse avant la fin de l’année. Ça va favoriser les synergies. En résumé, je dirais que le secteur de l’IA au Québec est très vigoureux.
Je dois souligner cependant que l’aspect collaboratif est essentiel en IA afin d’avoir de la vitalité dans le domaine. Et c’est ce qui se passe au Québec, en général. Les gens partagent leurs découvertes, leurs publications, leurs données. On peut ainsi travailler à partir des démarches des autres. Nous [M. Le Bouthillier et ses pairs] aimerions d’ailleurs appliquer cette approche aux sciences de la vie. Au Québec, l’environnement est unique. Il existe de très bonnes entreprises pharmaceutiques, de bons hôpitaux et des universités qui produisent de beaux talents, dont l’Université de Montréal et McGill. C’est un bel écosystème qui doit seulement se traduire en résultats commerciaux, qui est moins notre force au Québec. Cela dit, la volonté est majeure.
ARRIMAGE AVEC LES SCIENCES DE LA VIE
Qu’en est-il du milieu universitaire en ce moment?
La problématique au point de vue universitaire est la suivante : des gens sont extrêmement performants en recherche [sciences de la vie] et d’autres sont excellents en recherche dans le milieu de l’IA. Mais les deux mondes ne se connaissent pas tant que ça. Il faut travailler à ce que les deux univers se rencontrent. Il faut améliorer toutes les sphères de l’éducation afin d’inclure ce cursus IA. Au moins pour que les gens des sciences de la vie puissent utiliser au maximum les percées de l’IA. En ce moment, de nombreuses personnes du monde universitaire réfléchissent à la façon d’intégrer l’IA dans la formation déjà offerte. Il existe aussi de plus en plus de cours croisés. Je dois souligner que beaucoup de matériel éducatif et de séances de formation sur l’IA sont libres d’accès en ligne. Par exemple, Deep Learning est gratuit sur Internet. Au ministère de l’Éducation du Québec, les responsables se penchent sur la situation aussi. L’IA doit être adaptée à l’ère numérique, à la programmation, aux mathématiques et aux statistiques. Je pense qu’il faut analyser les bénéfices de l’IA dans le milieu universitaire et dans l’industrie.
AU SERVICE DE LA PHARMACEUTIQUE
Pouvez-vous expliquer ce que l’intelligence artificielle peut apporter en santé et en pharmaceutique?
Dans les deux cas, il y a deux composantes :
1. L’accélération des processus. On pourra faire les choses beaucoup plus rapidement avec l’IA. Elle va nous aider à découvrir des liens qui existent entre des sources de données différentes. Par exemple, une donnée d’imagerie et le cancer d’un patient. Ça peut être un biomarqueur qui permet de faire de la détection ou de la classification. C’est intéressant, car on est capables d’interpréter plus rapidement des données brutes et d’avoir de l’information supplémentaire.
2. L’aspect prédictif. Cette autre étape va créer un peu plus de valeur. Bien que l’IA puisse permettre de classifier et de détecter des patterns, elle permettra d’interpréter des données qui peuvent varier dans le temps et qui proviennent de diverses sources. C’est typiquement le cas en santé, car le patient évolue. Il peut y avoir une tendance cachée dans l’évolution des données en fonction d’actes cliniques ou de traitements pharmaceutiques qui ont eu lieu. L’idée est de trouver un lien entre les données d’imagerie et les données génétiques pour donner une réponse au traitement qui a été administré ou non. C’est un aspect plus complexe, mais de plus grande valeur. Juste après la première consultation d’un patient, on pourrait déjà avoir une indication à propos des trajectoires possibles et de celle la plus optimale en fonction des données particulières. C’est en quelque sorte une étude personnalisée. L’avenir va passer par des soins personnalisés. Quand je dis personnalisés, ce n’est pas individualisés, mais ça signifie plutôt un diagnostic rapide et mieux adapté.
Est-ce que Imagia travaille sur le médicament?
Chez Imagia, nous ne travaillons pas directement dans la découverte de médicaments, pour l’instant du moins. Les cycles sont très longs. Néanmoins, nous agissons très près de la commercialisation du médicament. S’il existe des thérapies ciblées, des combinaisons de thérapies ou de dosages qui doivent être trouvées, nous sommes capables d’appliquer des modèles d’IA pour obtenir un test compagnon afin de déclencher des traitements. Grâce à une application que nous avons notamment publicisée chez le manufacturier Olympus, nous sommes capables de remplacer des tests physiques par des tests en IA. Par exemple, Olympus sera capable de faire une classification optique d’un polype pour dire s’il est bénin ou malin plutôt que d’envoyer celui-ci en pathologie.
Cette application permet-elle de sauver de l’argent?
L’économie de coûts est considérable. On pourra donc jeter à la poubelle des millions de polypes bénins et ainsi sauver 1 milliard de dollars au cours d’une analyse longue et dispendieuse.
Cette efficacité s’applique-t-elle aussi au diagnostic?
Cela permet évidemment d’accélérer énormément le délai de réponse au patient. Le stade de diagnostic est déjà plus rapide tout comme l’étape du traitement. Et ce n’est qu’un début. Il est fort possible que nous soyons capables de remplacer le test physique par l’imagerie ou déclencher un test physique. En tout cas, nous pouvons compléter un test logiciel avec un test physique. Et ça, c’est la clé pour le développement pharmaceutique.
Il faut faire de la stratification du patient avec des biomarqueurs. Beaucoup d’études cliniques fonctionnent sur 15 patients sur 20, puis en phase deux, ça marche sur 17 patients sur 70… On termine finalement l’étude et on a perdu 1,6 milliard de dollars, parce que l’étude n’a pas fonctionné… En fait, elle a fonctionné sur 15 patients et sur 17 patients, mais on ne sait pas pourquoi. L’IA va aider à apporter certaines réponses au niveau des biomarqueurs, des caractéristiques dans ces données de patients, qui pourraient servir de critères d’inclusion pour raffiner les études cliniques lorsqu’elles sont effectuées.
Qu’est-ce que la plateforme Evidens?
Les gens chez Imagia, qui compte environ 50 employés (chercheurs et cliniciens en IA), se concentrent surtout sur une plateforme de découverte qui est déployée dans différents hôpitaux à travers plusieurs pays. Elle permet essentiellement deux choses : on met à la disposition des cliniciens des mécanismes d’IA. Ce qui en découle est une panoplie de biomarqueurs, un test compagnon, etc.
Notre logiciel crée une explosion de sources de données différentes pouvant aussi aider la pharmaceutique à mieux comprendre les taux de réponses… Par exemple, le taux de réponses connu concernant un médicament est de 30 %; avant de le prendre, on peut et on veut savoir s’il existe d’autres choix pour lesquels il y a 30 % de réponses… Cet aspect du test compagnon devient très intéressant pour la pharmaceutique. Et notre plateforme de découverte peut permettre cela.
Imagia facilite la collaboration d’experts scientifiques et cliniques et fédère les données de patients d’hôpitaux internationaux afin de permettre la découverte de biomarqueurs et ainsi de rendre accessible la médecine de précision personnalisée. Cette plateforme de découverte s’appelle Evidens. La plateforme est offerte sans frais. Si jamais il s’en dégage une découverte, Imagia et son collaborateur (à l’hôpital ou en entreprise) font l’adoption clinique ensemble, avec des entreprises pharmaceutiques, qui sont intéressées à s’assurer de la meilleure efficacité d’un médicament. Ainsi, un test peut déclencher l’amélioration d’un médicament. Outre son association avec différents hôpitaux et universités (au Québec, mentionnons l’Université de Montréal, l’Université Laval à Québec et l’Université de Sherbrooke), Imagia est associée à plusieurs entreprises pharmaceutiques, comme Olympus. Leurs noms seront annoncés sous peu, de manière officielle.
UNE CLOISON ENTRE LA DÉCOUVERTE ET LES DONNÉES BRUTES
Avez-vous des problèmes d’accès aux données des patients?
Notre plateforme respecte les règles d’éthique au sujet de l’IA. Au lieu de contourner ces règles, nous avons conçu une plateforme qui respecte par design. Par exemple, un modèle qui a appris sur des données existantes de patients n’a plus besoin d’y retourner. Le modèle est donc séparé de la donnée. Dans la plupart des cas antérieurs, la donnée est collée sur ce qui a été appris du patient. Le modèle va apprendre une propriété qui existe entre une donnée d’imagerie et une certaine maladie. Une fois que le modèle a appris, on n’a pas besoin de savoir d’où proviennent les données.
Nous avons donc cette séparation entre une découverte et les données brutes. C’est ici l’une des forces de l’IA. Il est possible de conserver la traçabilité d’une donnée. Si un patient retire son consentement, la donnée est effacée. Le modèle qui est impliqué avec cette donnée est aussi effacé, puis entrainé de nouveau sans celle-ci. C’est important pour conserver une licence en santé. C’est aussi rassurant pour la population.
L’objectif est de mettre en lien, dans une sorte d’écosystème, des expertises diverses sur des sources de données différentes. En santé, il y a un problème majeur au sujet des données : celles-ci sont structurées pour traiter un patient, mais elles ne sont surtout pas organisées pour permettre une recherche transversale basée sur un outcome particulier. Chez Imagia, nous sommes capables de nous connecter directement aux données cliniques et d’en extraire cette cohorte de patients qui répondraient à un insight d’un clinicien. On parle toujours de big data. Mais c’est le grand problème. Un chercheur est rarement intéressé à traiter 35 millions de données pour développer un produit dont pourraient bénéficier des patients dans le futur. Il a besoin d’une petite portion de ces 35 millions de données. Souvent, il va devoir investir plusieurs mois de son temps avant de pouvoir passer au peigne fin l’ensemble des données et extraire la cohorte de patients qui sera requise pour son étude pharmaceutique ou pour une autre étude particulière.
L’IA pourra permettre au clinicien de faire une découverte de bout en bout, sur les données brutes cliniques, et non pas sur les données nettoyées qui auront perdu leur sens clinique. C’est un peu le cas au niveau public.
ENJEUX ET AVENIR
Quels sont les nouveaux défis au sujet de l’intelligence artificielle en pharmaceutique?
Les défis en santé et en pharmaceutique restent les mêmes, malgré l’arrivée de l’IA : le temps et les coûts. L’appétit de collaborer avec les joueurs de l’IA est assez grand.
Il existe quand même le grand défi de l’accès aux données. Je copréside le Chantier de l’intelligence artificielle en sciences de la vie et technologies en santé avec Ranya El-Masri. C’est un thème majeur. Si on n’est pas capables d’avoir accès aux données des patients, en général, c’est difficile de faire de la recherche, de l’enseignement et de la commercialisation. C’est essentiel à un ensemble de facteurs. Ce qui est particulier, c’est qu’Imagia peut créer une licence avec une pharmaceutique à propos d’une découverte, sans que l’entreprise puisse voir les données. C’est comme ça que fonctionne le modèle en IA. Il s’entraine sur des données. Une fois qu’il est entrainé, il est séparé de la donnée. On peut par la suite exploiter ses propriétés d’un point de vue statistique. C’est un système réglementé par un fiduciaire. Chez nous, nous pouvons nous assurer que nos clients finaux, les MEDDEV ou les pharmaceutiques, vont pouvoir utiliser ces découvertes pour le bénéfice des patients. Mais ils n’ont jamais accès aux données…
À quoi ressemble l’avenir des pharmaceutiques en intelligence artificielle?
Dans le futur, nous allons trouver un mélange des deux approches concernant l’IA. Certaines pharmaceutiques vont vouloir développer en bonne partie l’IA selon leurs besoins, tandis que d’autres vont faire appel à des compagnies spécialisées dans le domaine. Peu importe, la collaboration sera indispensable. La rapidité de l’action est essentielle sur le marché. De grands joueurs ont déjà compris ça. Les pharmaceutiques sont très fortes sur plusieurs aspects, mais elles sont rarement des développeurs de logiciels. Et l’IA est, dans le monde de la santé du moins, associée au logiciel. C’est donc une couche supplémentaire pour l’entreprise pharmaceutique.
Les employés des pharmaceutiques devront donc s’adapter assez vite à l’intelligence articielle, par exemple Evidens?
Chez Imagia, nous éduquons nos clients à mieux travailler ensemble. Le clinicien qui travaille à l’hôpital ou chez notre client privé est toujours celui qui gère notre plateforme Evidens. Il peut facilement s’adapter au logiciel, puisque c’est assez intuitif. Avec un ordinateur et une souris, les choses se font simplement. Le logiciel pose des questions en langage naturel afin de guider le clinicien ou le chercheur. La personne ne doit pas aller sur une autre station de travail.
Je crois que l’IA est déjà un outil très prometteur pour les patients. Et ce n’est qu’un début. Pour l’instant, nous savons qu’elle peut être très utile dans l’accélération des processus et dans la diminution des coûts en pharmaceutique. Quand on pourra utiliser l’IA à un degré supérieur, il est certain qu’elle permettra la découverte de nouveaux médicaments.
Déjà, certaines entreprises, comme la torontoise Deep Genomics, vont changer les paradigmes de la médecine. Il en est de même pour la compagnie Atomwise [basée à San Francisco]. Elle se spécialise dans l’IA et la découverte de nouvelles molécules. Elle risque de devenir un acteur important auprès des entreprises pharmaceutiques et biotechnologiques.
À PROPOS
Deep Genomics aspire à devenir la première société au monde dans le domaine de l’IA appliquée en médecine, capable d’assurer la découverte de nouveaux médicaments. Elle vise en fait à détecter et à soigner les maladies génétiques grâce à l’IA. La compagnie a reçu 5 millions de dollars en financement de démarrage. Le cofondateur et chef de l’entreprise, Brendan Frey, a laissé entendre au printemps qu’il souhaite recueillir 15 millions de dollars. Deep Genomics travaille notamment en collaboration avec l’Institut Vecteur pour l’intelligence artificielle.
Atomwise, pour sa part, a créé un système baptisé AtomNet, qui vise à générer des médicaments potentiels contre des maladies graves comme Ebola et la sclérose multiple. À vrai dire, elle travaille à développer des médicaments pour lutter contre plus de 50 maladies. Elle collabore avec différentes universités, des instituts consacrés à la lutte contre le cancer ainsi que plusieurs grandes compagnies pharmaceutiques. Créée en 2012, la compagnie a récemment annoncé qu’elle a amassé plus de 50 millions de dollars américains en financement. La firme veut devenir un pilier dans les milieux pharmaceutique, biotechnologique et agrochimique. Elle a invité des chercheurs en provenance de tous les coins des États-Unis pour leur demander quelles maladies ils tentent de guérir, afin d’essayer à son tour. Ils ont créé certains médicaments en un temps record. Et ce n’est que le début… Les gens chez Atomewise travaillent une étape supérieure de l’IA. Celle de l’intelligence surdéveloppée.
Regard | Juin 2018